Écrit par Emrys Davis
Pendant des années, les défendeurs visés par une motion en certification d’un recours collectif en droit de la concurrence répliquaient que le préjudice subi par les membres du groupe était impossible à calculer ou, du moins, impossible à calculer selon les méthodes habituellement proposées par les demandeurs. Or les juges leur donnaient rarement raison. Entre 2010 et 2019, ces arguments étaient la plupart du temps rejetés par les tribunaux d’appel canadiens, y compris la Cour suprême du Canada.
Les demandeurs et les défendeurs en ont pris acte. Les demandeurs ont commencé à présenter des recours plus ambitieux qui ne comportaient pas forcément tous les ingrédients des succès passés (allégations de complot, sanctions gouvernementales, recours collectif parallèle aux États-Unis, etc.). Les défendeurs ont répliqué que les allégations des demandeurs étaient de la pure spéculation (même quand ce n’était pas le cas) et qu’elles étaient rarement génératrices de responsabilité au titre de la Loi sur la concurrence.
Comme l’illustrent quelques affaires récentes, les juges se sont montrés plus réceptifs, jusqu’à présent, à cet argumentaire en défense.
En avril 2023, la Cour d’appel fédérale a donné aux défendeurs la première d’une série de victoires en rejetant l’appel dans l’affaire Jensen c. Samsung Electronics Co. Ltd. (Jensen). Le tribunal de première instance avait rejeté la requête en autorisation principalement parce que les demandeurs n’invoquaient pas assez de faits concrets ni ne fournissaient d’autre preuve démontrant que les défendeurs avaient conclu un accord sur le prix des DRAM au lieu d’agir de façon indépendante. La Cour d’appel fédérale a confirmé à l’unanimité la décision de première instance. Entre autres observations, elle indique que les demandeurs dans l’affaire Jensen ont présenté beaucoup moins de faits concrets sur l’accord allégué que dans d’autres affaires autorisées précédemment. Elle rejette également l’argument des demandeurs selon lequel le tribunal de première instance aurait procédé erronément à une analyse au fond, écrivant que « [r]ien n’est plus loin de la réalité ». En fait, « [l]’analyse visant à décider si la réclamation avancée par les membres d’un groupe proposé est fondée, même si de nombreux demandeurs la font valoir, se distingue entièrement d’un examen au fond de la réclamation ». Les demandeurs ont présenté une demande d’autorisation d’appel que la Cour suprême du Canada a toutefois rejetée en janvier 2024.
Les défendeurs ont encore obtenu gain de cause en août 2023 lorsqu’un tribunal ontarien a refusé de certifier un recours relatif lié au thon en conserve dans l’affaire Lilleyman v Bumblebee Foods LLC. (Lilleyman). Dans ce dossier, contrairement à l’affaire Jensen, Mme Lilleyman n’avait pas à spéculer sur l’existence d’un accord. Les défendeurs avaient déjà plaidé coupables ou été reconnus coupables d’avoir conclu un accord illégal pour la vente de thon en conserve aux États-Unis. Cependant, comme dans l’affaire Jensen, le juge Perell a conclu que Mme Lilleyman ne faisait que spéculer sur l’existence d’un accord sur la vente de thon en conserve au Canada. La preuve non contestée confirmait que les marchés canadien et américain offraient des produits différents, obtenus auprès de fournisseurs différents et vendus par des acteurs différents. En fait, Mme Lilleyman poursuivait certaines entreprises qui ne vendent pas de thon en conserve au Canada, mais ne poursuivait pas certaines entreprises qui accaparent une part importante du marché canadien. Pour cette raison et plusieurs autres, le juge Perell a conclu que Mme Lilleyman n’avait pas démontré l’existence d’une cause d’action raisonnable et d’un certain fondement factuel pour les questions communes proposées. Il a donc rejeté la motion en certification. Mme Lilleyman a cependant fait appel de cette décision.
En août puis en septembre, la Cour fédérale a rendu des décisions qui, sans donner raison aux défendeurs sur toute la ligne, renforcent la tendance au rejet des actes de procédure spéculatifs et des causes d’action qui débordent du cadre législatif. Dans l’affaire Difederico v Amazon.com, Inc. (Difederico), la Cour fédérale a rejeté la requête en autorisation d’un recours contre Amazon. Amazon interdisait aux vendeurs tiers de vendre leurs produits sur Amazon à un prix plus élevé que sur d’autres sites Web. La Cour a jugé qu’il était clair et évident que ces dispositions contractuelles ne contrevenaient pas à l’article 45 de la Loi sur la concurrence. Les vendeurs tiers étaient libres de facturer le prix de leur choix; le contrat leur interdisait simplement de demander un prix plus élevé sur Amazon qu’ailleurs sur le Web. Après avoir examiné en détail le texte de l’article, son historique législatif et la jurisprudence applicable, la Cour a conclu que l’interdiction imposée ne violait pas l’article 45. La Cour fédérale s’est livrée à une analyse similaire dans l’affaire Sunderland v Toronto Regional Real Estate Board (Sunderland), qui portait sur les règles de rémunération des membres d’associations immobilières. Comme dans l’affaire Difederico, la Cour a examiné attentivement le texte et l’historique de la loi ainsi que la jurisprudence. Elle a conclu que : (1) la réclamation établit une cause d’action sur un aspect restreint, contre certains défendeurs seulement; (2) la réclamation établit une cause d’action contre certains autres défendeurs qui auraient été complices de la violation sous-jacente alléguée et l’auraient soutenue; (3) la réclamation n’établit aucune cause d’action contre certains défendeurs. Elle a donc autorisé le recours contre certains défendeurs seulement, en se fondant sur une théorie de la cause plus limitée que celle du demandeur. Les affaires Difederico et Sunderland ont toutes deux été portées en appel.
La fin de l’année a vu un autre exemple de théorie insoutenable que le tribunal n’a pas retenue. Dans l’affaire Williams v Audible Inc. (Williams), le demandeur peinait à exposer une théorie juridique cohérente. Il avait donc présenté plusieurs versions de son recours au fil des ans. Bien que de nombreux recours collectifs évoluent au cours du processus de certification, cette affaire avait été transformée au point où les éléments de preuve présentés avec la motion en certification ne cadraient plus avec la plus récente théorie de la cause du demandeur (exposée pour la première fois à l’audience sur la motion). Le demandeur soutenait que sa preuve était suffisante, mais demandait subsidiairement un ajournement pour le dépôt d’éléments de preuve supplémentaires. La juge a rejeté sa demande d’ajournement et sa motion en certification, affirmant qu’un dépôt d’éléments de preuve aussi tardif, après tant de modifications, causerait un préjudice aux défendeurs. En décembre 2023, la Cour d’appel de la Colombie-Britannique a confirmé cette décision et rejeté l’appel du demandeur.
Regard vers l’avenir
Bien que les décisions Lilleyman, Difederico et Sunderland fassent l’objet d’un appel, les demandeurs ont été déboutés en appel dans les affaires Jensen et Williams. Les trois autres affaires pourraient subir le même sort. Peu importe le résultat, toutes ces décisions montrent que le litige au stade de la certification porte de moins en moins sur le préjudice (à quelques exceptions près) et de plus en plus sur les actes de procédure et la théorie de la cause. Cette tendance devrait se poursuivre en 2024. Cela dit, nous prévoyons à terme une période plus laborieuse pour les défendeurs : les demandeurs vont prendre acte des décisions et sans doute délaisser les théories difficiles ou complexes, rédiger de meilleurs actes de procédure et choisir d’autres avenues dans les dossiers qui débordent du cadre juridique actuel.
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