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La Cour de l’Alberta énonce d’importantes exceptions au principe de Kompetenz-Kompetenz et à la portée des clauses d’arbitrage

09 avril 2024

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Écrit par Artem Barsukov and Jonas Patron

Une décision récente de la Cour du Banc du Roi de l’Alberta dans Orica Canada Inc v ARVOS GmbH, 2024 ABKB 97 [Orica] a attiré une attention considérable parmi les membres du barreau d’arbitrage. La Cour du Banc du Roi y a énoncé d’importantes exceptions à deux principes établis qui, jusqu’à maintenant, ont été largement tenu pour acquis parmi les praticiens de l’arbitrage :

Sur la première question, la Cour a appliqué la jurisprudence existante pour conclure que le principe kompetenz-kompetenz ne s’applique pas aux contestations de compétence lorsque (1) la contestation porte sur de pures questions de droit, (2) la contestation porte sur des questions mixtes de fait et de droit n’exigeant qu’un examen superficiel du dossier, ou (3) il y a une réelle possibilité que le renvoi de la contestation à l’arbitrage signifierait qu’il n’est jamais résolu.

Sur la deuxième question, la Cour a statué que les réclamations découlant de l’effet de la loi, comme les réclamations d’indemnisation en vertu de la Tort-Feasors Act (Alberta), ont leur genèse en dehors du contrat et ne relèvent donc pas du champ d’application d’une convention d’arbitrage.

La décision sert de rappel important aux praticiens de l’arbitrage que même les concepts les plus établis ne sont pas de portée illimitée et sont de plus en plus soumis à des exceptions émergentes.

Historique

Cette affaire portait sur une action en mise en cause qui a pris naissance dans le contexte d’un litige, mais qui a fait l’objet d’une convention d’arbitrage. Pour préparer le terrain, l’affaire impliquait trois ensembles de parties :

En mars 2017, Orica a déposé une déclaration contre ARVOS en lien avec des lacunes de fabrication et d’assemblage de certains équipements industriels qui avaient été fournis par ARVOS à Orica. L’équipement était à l’origine fourni par ARVOS à la filiale australienne d’Orica. Il a ensuite été vendu à Orica Canada Inc. et a finalement été installé dans une usine de nitrate d’ammonium située en Alberta.

La défenderesse, ARVOS, opérait principalement en Allemagne. Elle a acquis l’équipement en question d’Arsopi, un fabricant portugais, conformément à un bon de commande (le bon de commande) qui était soumis aux conditions d’achat standard d’ARVOS (les conditions d’achat). Les conditions d’achat prévoyaient que « tous les litiges découlant du contrat ou en relation avec celui-ci » devaient être résolus par arbitrage à Francfort-sur-le-Main, en Allemagne, en vertu du droit allemand.

En mars 2020, ARVOS a déposé une plainte de tiers contre Arsopi, que la Cour a séparée en trois éléments :

  1. une demande de contribution d’indemnité en vertu de la Tort-Feasors Act (Alberta) (la réclamation TFA) ;
  2. une action en responsabilité délictuelle fondée sur la négligence et la déclaration inexacte faite par négligence (la réclamation en responsabilité délictuelle) ; et
  3. une réclamation contractuelle fondée sur la violation des conditions implicites du bon de commande et des conditions d’achat (la réclamation contractuelle).

En réponse, Arsopi a présenté une demande en vertu de l’Alberta International Commercial Arbitration Act, RSA 2000, c I-5 [ICAA] pour suspendre la réclamation d’ARVOS en tant que tierce partie au motif que les réclamations d’ARVOS étaient soumises à l’arbitrage conformément aux conditions d’achat.

La requête d’Arsopi soulevait les questions suivantes devant la Cour :

  1. Le principe kompetenz-kompetenz s’applique-t-il, de sorte qu’ARVOS doit engager une procédure arbitrale en Allemagne pour qu’un arbitre décide s’il a compétence sur la réclamation en tant que tierce partie ?
  2. Si ce n’est pas le cas, la demande de tiers d’ARVOS devrait-elle être suspendue ou radiée en vertu de la LICA ?

Décision

Application du principe de Kompetenz-Kompetenz

La Cour a d’abord examiné si elle avait compétence pour statuer sur la demande d’Arsopi, ou si la demande devait être entendue en première instance par un tribunal arbitral siégeant à Francfort, conformément à la convention d’arbitrage.

La Cour a appliqué les principes précédemment établis par la Cour suprême du Canada dans les affaires Peace River Hydro Partners c Petrowest Corp, 2022 CSC 41 [Peace River] et Uber Technologies Inc c Heller, 2020 CSC 16 [Uber]. Dans ces affaires, la Cour suprême a statué que, bien que les arbitres devraient généralement être autorisés à se prononcer d’abord sur leur propre compétence, il pourrait s’écarter du principe kompetenz-kompetenz dans deux scénarios :

1. Si la contestation de la compétence comprend :

a. pures questions de droit ; or

b. questions de fait et de droit mixtes n’exigeant qu’un examen superficiel du dossier de preuve.

2. S’il y a une contestation de compétence de bonne foi que seul un tribunal peut résoudre de façon réaliste. Cette deuxième exception comprend le test en deux parties suivant :

a. prenant les faits plaidés comme vrais, il doit y avoir une véritable contestation de la compétence arbitrale ; and

b. il doit y avoir une réelle perspective que la contestation ne soit jamais résolue par l’arbitre.

Appliquant ces principes, la Cour a refusé d’appliquer le principe kompetenz-kompetenz, concluant que les deux scénarios ci-dessus découlaient des faits de l’affaire.

En ce qui concerne la première exception, la Cour a statué que la demande d’Arsopi portait sur de pures questions de droit ou sur des questions mixtes de fait et de droit qui n’exigeaient qu’un examen superficiel du dossier de preuve. Bien que la Cour ait reconnu que le contrat entre ARVOS et Arsopi était régi par le droit allemand et que l’effet du droit allemand était une question de fait, la Cour a conclu qu’il n’y avait pas de preuve contradictoire à cet égard. Par conséquent, la Cour a conclu que la décision sur la demande d’Arsopi n’exigeait qu’un examen superficiel du dossier de preuve.

En ce qui concerne la deuxième exception, la Cour a estimé que la question de savoir si la demande d’ARVOS en tant que tierce partie est soumise à l’arbitrage était une véritable contestation de la compétence arbitrale. La Cour était en outre convaincue que le délai pour commencer l’arbitrage en Allemagne était « très probablement écoulé » par l’application de la loi allemande sur la prescription. Sur cette base, la Cour a conclu qu’il y avait une réelle possibilité que la question ne soit pas résolue par un arbitre.

Portée de la convention d’arbitrage

La deuxième question soulevée par la demande d’Arsopi était de savoir si la demande de mise en cause devait être suspendue, en tout ou en partie, en vertu de l’ICAA. Les parties se sont appuyées sur l’article 10 de l’ICAA, qui stipule ce qui suit :

Où, conformément à l’article II-3 de la [Convention de New York de 1958] ou à l’article 8 de la [Loi type de la CNUDCI], un tribunal renvoie les parties à l’arbitrage, la procédure de la cour est suspendue en ce qui concerne les questions auxquelles l’arbitrage se rapporte.

L’article II de la Convention de New York de 1958 dispose ce qui suit, dans la partie pertinente :

1. Chaque État contractant reconnaît par écrit une convention aux termes de laquelle les parties s’engagent à soumettre à l’arbitrage all or any differences which have arised or which may arise between them in respect of a defined legal relationship, contractual or not, concerning a subject matter capable of settlement by arbitration.

[...]

3. Le tribunal d’un État contractant, lorsqu’il est saisi d’une action dans une affaire au sujet de laquelle les parties ont conclu un accord au sens du présent article, renvoie, à la demande de l’une des parties, à l’arbitrage, s’il conclut que ledit accord est nul et non avenu, inopérant ou incapable d’être exécuté. [non souligné dans l’original.]

Le paragraphe 1 de l’article 8 de la Loi type de la CNUDCI dispose également ce qui suit :

Un tribunal devant lequel une action est intentée dans une affaire qui fait l’objet d’une convention d’arbitrage doit, si une partie le demande au plus tard lors de la présentation de sa première déclaration sur le fond du différend, renvoyer les parties à l’arbitrage en l’absence, elle estime que l’accord est nul et non avenu, inopérant ou incapable d’être exécuté. [non souligné dans l’original.]

La question clé était de savoir si les réclamations d’ARVOS contre Arsopi concernaient une question à l’égard de laquelle il y avait une convention d’arbitrage entre ARVOS et Arsopi.

S’appuyant sur des témoignages d’experts concernant le droit allemand, la Cour a conclu que la réclamation en responsabilité délictuelle et la réclamation contractuelle étaient des « différences découlant d’une relation juridique commerciale », à savoir le bon de commande entre ARVOS et Arsopi, et qu’elles relevaient donc de la clause d’arbitrage des conditions d’achat. Fait important, la Cour a conclu que la réclamation en responsabilité délictuelle et la réclamation contractuelle d’ARVOS contre Arsopi devaient être résolues par arbitrage, même si elles se rapportaient aux réclamations faites par Orica contre ARVOS dans la procédure judiciaire.

Toutefois, le Cout est arrivé à la conclusion contraire en ce qui concerne la réclamation de l’AFE. La Cour a statué que la réclamation relative à l’AFE découlait de l’application de la loi en vertu de la Loi sur les auteurs d’actes délictuels et de la common law. À ce titre, la réclamation TFA a vu le jour en droit canadien, par opposition au bon de commande entre ARVOS et Arsopi et n’était donc pas assujettie à la convention d’arbitrage. Pour ce motif, la Cour a refusé de suspendre la demande d’AFE.

Enfin, la Cour s’est demandé si le fait qu’un arbitrage était probablement prescrit par l’application de la loi allemande sur la prescription rendait la convention d’arbitrage « nulle et non avenue, inopérante ou incapable d’être exécutée ». La Cour a conclu que ce n’était pas le cas, estimant que le simple fait qu’un arbitre puisse potentiellement appliquer la loi sur la prescription pour rejeter des réclamations ne rend pas une convention d’arbitrage inopérante ou impossible à exécuter.

Discussion et implications

La décision rendue dans l’affaire Orica nous rappelle brutalement que même les concepts les plus établis en matière d’arbitrage, qui ont longtemps été pris pour acquis, sont de plus en plus soumis à des exceptions nouvelles et croissantes.

En ce qui concerne le principe de kompetenz-kompetenz, la décision rendue dans l’affaire Orica n’est pas vraiment nouvelle. Ce qu’il fait, c’est appliquer et mettre en évidence deux exceptions existantes à ce principe de longue date qui ont été récemment énoncées par la Cour suprême du Canada dans Les affaires Uber et Peace River, publiées en 2020 et 2022, respectivement.

En fait, on peut soutenir que la décision rendue dans l’affaire Orica élargit potentiellement l’exception que l’on trouve dans l’affaire Uber. Dans l’affaire Uber, la Cour suprême a conclu qu’il y avait une réelle possibilité que la contestation de la compétence ne soit jamais résolue par un arbitre parce que l’arbitrage était d’un coût prohibitif. Dans l’affaire Orica, la Cour a conclu que cette perspective existe également lorsque l’arbitrage est probablement prescrit, signalant qu’il peut y avoir d’autres scénarios supplémentaires où l’exception dans l’affaire Uber peut s’appliquer. En ce sens, la décision rendue dans l’affaire Orica poursuit la tendance à l’élargissement des exclusions établies par la Cour suprême du Canada dans les affaires Uber et Peace River.

En revanche, Orica innove potentiellement en concluant que les réclamations découlant de l’effet de la loi, telles que les demandes d’indemnisation en vertu de la Tort-Feasors Act (Alberta), ne relèvent pas du champ d’application des conventions d’arbitrage. Il s’agit d’un écart par rapport à la tendance de longue date à interpréter la portée des clauses d’arbitrage au sens large, dans un effort pour donner effet à l’intention des parties d’arbitrer leurs différends. La décision rendue dans l’affaire Orica introduit également de l’incertitude et un potentiel de bifurcation des procédures d’arbitrage en Alberta, avec les risques connexes et l’augmentation des coûts.

Pour commencer, les parties qui cherchent à résister ou à contrecarrer les procédures d’arbitrage ont maintenant un nouveau terrain pour monter des contestations juridictionnelles dans les cas où une partie de la réclamation découle de l’effet de la loi, et de telles contestations pourraient bien être couronnées de succès dans les arbitrages assis en Alberta. Une contestation de compétence réussie entraînera une bifurcation inutile des procédures, les réclamations découlant de l’application de la loi étant portées devant les tribunaux, ce qui entraînera un dédoublement des efforts, des retards et des coûts supplémentaires. Le fait de présenter les demandes des parties en audience publique, même en partie, rendra également publiques la nature et l’existence du différend, ce qui aura pour effet d’en faire disparaître toute protection de confidentialité intégrée à la convention d’arbitrage. Enfin, la bifurcation des procédures entraîne le risque de résultats contradictoires, en particulier lorsque les réclamations découlant d’un contrat et de l’effet de la loi sont étroitement liées et/ou fondées sur les mêmes faits, comme ce fut le cas dans l’affaire Orica.

À l’heure actuelle, la décision rendue dans l’affaire Orica sur la portée des clauses d’arbitrage n’est qu’une loi en Alberta. Toutefois, la décision peut avoir un effet persuasif sur les tribunaux d’autres juridictions. À la lumière de cela, les parties seront bien avisées de revoir leurs conventions d’arbitrage et d’envisager de les modifier pour englober expressément les réclamations découlant de l’effet de la loi, y compris dans le contexte des réclamations de tiers. Pour discuter de vos besoins spécifiques et pour recevoir des conseils sur mesure, veuillez contacter le groupe de pratique Bennett Jones International Arbitration practice group.

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