Écrit par Joseph Blinick, Thomas Feore et Peter Douglas
En 2023, la Cour supérieure de justice de l’Ontario (rôle commercial) a rendu sa décision très attendue dans l’affaire Workman Optometry Professional Corporation v Certas Home and Auto Insurance Company (Workman). L’instruction des questions communes avait vu défiler, pendant trois semaines, des représentants des demandeurs et des témoins experts. C’était la première fois qu’un tribunal canadien devait appliquer les principes d’interprétation des contrats d’assurance aux réclamations relatives à la pandémie de COVID-19 dans une affaire d’une telle envergure. En effet, bien que ces questions aient fait l’objet de nombreuses poursuites aux États-Unis1, elles n’avaient jamais été examinées au Canada avec une preuve factuelle et une preuve d’expert aussi exhaustives.
Dans le recours collectif qui nous occupe, les demandeurs réclamaient à 15 grands assureurs canadiens plusieurs milliards de dollars en dommages-intérêts pour des pertes d’exploitation alléguées résultant de fermetures d’entreprises attribuables à la COVID-19. Les demandeurs alléguaient principalement que la présence du virus SRAS-CoV-2 dans les établissements commerciaux avait provoqué des pertes et des dommages matériels au sens des contrats d’assurance pertes d’exploitation et, par conséquent, que les assureurs auraient dû verser des indemnités pendant la période d’interruption des activités.
En 2021, le recours a été certifié, avec le consentement des parties, au nom d’un vaste groupe d’entreprises de partout au Canada (à l’exception du Québec) qui avaient souscrit une assurance pertes d’exploitation et avaient présenté une réclamation pour des pertes attribuables à la pandémie.
Ainsi, presque tous les grands assureurs au pays qui offrent une assurance pertes d’exploitation ont dû travailler ensemble. Bien que les polices de chaque assureur défendeur soient structurées différemment, la Cour a constaté que, dans tous les cas, la police s’applique seulement en cas de [TRADUCTION] « perte ou dommages matériels directs ». « Tous les risques » « de perte ou de dommages matériels directs » sont couverts, sauf les risques expressément exclus.
Les assureurs ont consenti à la certification de trois questions communes au cœur du différend sur la couverture :
- La présence du SRAS-CoV-2 ou de ses variants peut-elle causer des pertes ou des dommages matériels (au sens des dispositions sur les pertes d’exploitation contenues dans les polices d’assurance de chaque défendeur)?
- Un décret relatif aux activités commerciales pris par une autorité civile en raison du SRAS‑CoV-2 ou de ses variants peut-il causer des pertes ou des dommages matériels au sens des dispositions sur les pertes d’exploitation contenues dans les polices d’assurance de chaque défendeur?
- Si on répond par l’affirmative à l’une ou l’autre de ces questions, les libellés des assurances de biens des défendeurs contiennent-ils des exclusions applicables aux pertes et aux dommages subis?
L’instruction des questions communes s’est déroulée devant la Cour supérieure de justice de l’Ontario (rôle commercial), à Toronto. Quatre experts et sept représentants des demandeurs y ont témoigné. La preuve présentée portait sur la nature du SRAS-CoV-2, ses modes de transmission et ses interactions avec les surfaces physiques, ainsi que sur l’objet des décrets gouvernementaux. Malgré tous ces témoignages, la Cour a jugé que les questions à trancher [TRADUCTION] « étaient essentiellement des questions d’interprétation contractuelle ». En outre, aucun témoin factuel des demandeurs n’a présenté de preuve selon laquelle : le virus avait causé des pertes ou des dommages matériels réels aux biens assurés; les demandeurs n’avaient plus accès aux lieux assurés; les demandeurs ne pouvaient plus utiliser l’équipement et les outils assurés; les biens assurés avaient dû être réparés ou remplacés d’une quelconque façon en raison de la présence du virus.
Les demandeurs invoquaient deux principales théories : (1) le SRAS-CoV-2 s’est introduit dans les locaux des entreprises demanderesses et s’est déposé sur les surfaces, risquant d’infecter les personnes présentes, [TRADUCTION] « de sorte que l’événement comportait une certaine “dimension physique” » ayant causé des « dommages »; (2) le SRAS-CoV-2 et les décrets gouvernementaux en découlant qui limitaient les activités commerciales avaient causé des « dommages » en empêchant les demandeurs d’utiliser les biens assurés. La Cour a rejeté ces deux prétentions, en partie à cause de la preuve d’expert, mais principalement en appliquant des principes d’interprétation contractuelle bien établis.
Malgré l’ampleur de la preuve d’expert et les multiples journées de contre-interrogatoire, la Cour a finalement conclu que [TRADUCTION] « les experts des demandeurs et des défendeurs étaient d’accord sur la majorité des points fondamentaux ». Il n’était pas contesté que le SRAS-CoV-2 se transmet principalement par voie aérienne et peut se déposer sur les surfaces. Bien qu’il puisse théoriquement se transmettre par contact avec des surfaces, c’est « peu probable ». Sur les points où les avis divergeaient, la Cour a retenu la preuve des experts des défendeurs selon laquelle le virus n’altère les surfaces inanimées d’aucune façon (tangible ou intangible, physique ou chimique).
Se fondant sur des principes reconnus d’interprétation des contrats d’assurance, la Cour a jugé que l’expression anglaise « physical loss or damage to property » faisait référence à des pertes et dommages tangibles (les demandeurs soutenaient qu’elle englobait les pertes matérielles [physical loss] et les dommages de toute nature [damage]) et que le virus n’avait aucun effet sur les biens puisqu’il [TRADUCTION] « affecte les personnes, pas les surfaces inanimées ». La Cour a donc conclu que le SRAS-CoV-2 ne pouvait pas causer des « pertes ou dommages matériels » au sens des polices d’assurance. Plus précisément, elle affirme que [TRADUCTION] « l’expression “pertes ou dommages matériels” suppose l’altération, la détérioration, la perte ou la destruction d’un bien de manière tangible ou concrète », qui ne peut être provoquée par la simple présence du SRAS‑CoV-2.
La Cour rejette également l’autre théorie des demandeurs (les décrets gouvernementaux limitant les activités commerciales auraient causé des « pertes ou dommages matériels » en empêchant les demandeurs d’utiliser leurs biens) pour plusieurs motifs. D’abord, sur le plan de l’interprétation contractuelle, un titulaire de police ordinaire ne penserait pas que le terme « pertes ou dommages matériels » comprend la « perte de jouissance » du bien. Plus fondamentalement, la Cour considère que cette interprétation [TRADUCTION] « découle d’un raisonnement circulaire » : selon les demandeurs, l’assurance pertes d’exploitation couvrirait les pertes découlant d’une impossibilité d’utiliser les biens, attribuable à une impossibilité d’utiliser les biens (autrement dit, un risque couvert entraînerait un risque couvert plutôt qu’un effet sur les biens assurés). La Cour qualifie cette interprétation d’absurde. Par ailleurs, même si on se ralliait à l’interprétation des demandeurs, les éléments de preuve que ceux-ci ont présentés (qui ont presque tous été jugés non pertinents pour les questions communes certifiées) montraient clairement que les demandeurs n’étaient pas réellement dans l’impossibilité d’utiliser leurs biens. Dans leurs témoignages, les représentants des demandeurs ont tous reconnu que, durant la pandémie, ils avaient accès aux locaux de leur entreprise, pouvaient utiliser leurs outils et leur équipement (et tous leurs autres biens tangibles) et avaient pu poursuivre leurs activités (mais à plus petite échelle).
En conclusion, la Cour a répondu par la négative aux deux premières questions communes certifiées, affirmant que le SRAS-CoV-2 et les décrets des autorités civiles ne pouvaient pas causer des pertes ou des dommages matériels touchant les biens assurés au sens des polices d’assurance. Vu la réponse négative aux deux premières questions communes, la Cour ne s’est pas prononcée sur la troisième.
Les demandeurs se sont pourvus devant la Cour d’appel de l’Ontario, qui a rejeté leur appel en juin 2024.
Regard vers l’avenir
La décision Workman met fin à l’incertitude qui planait sur le secteur des assurances (titulaires de polices et assureurs confondus) quant aux questions centrales associées aux réclamations présentées au Canada pour les pertes d’exploitation découlant de la COVID-19.
Ce jugement fait suite à une instruction accélérée des questions communes, tenue moins de deux ans après la négociation d’une ordonnance de certification du consentement portant exclusivement sur les questions centrales de couverture. Les parties se sont entendues sur un échéancier condensé, et les 15 défendeurs ont présenté une défense en fait et en droit entièrement coordonnée qui a accéléré les choses et s’est soldée par une victoire sur toute la ligne pour les assureurs. Cette décision, ainsi que tout le processus en amont, montre que les recours collectifs peuvent servir à régler rapidement et efficacement des dossiers pressants qui touchent un secteur complet.
Bennett Jones et sa cliente, La Compagnie d’assurance générale Dominion du Canada (Travelers), ont joué un rôle crucial en défense dans ce dossier.
1 Des titulaires de polices américains ont déposé plus de 2 500 poursuites en raison de la pandémie de COVID-19. Les tribunaux fédéraux et étatiques ont rendu plus de 1 300 décisions, dont plus de 200 en appel.
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