Écrit par Ethan Schiff et Marshall Torgov
Au Canada, quel mécanisme permet de régler les litiges en responsabilité délictuelle de masse (mass tort) lorsque le recours collectif ne passe pas l’étape de la certification? La Cour supérieure de justice de l’Ontario se penche sur cette question dans l’affaire Carcillo v Canadian Hockey League (Carcillo).
Le juge saisi de la motion a refusé de certifier un recours collectif que des joueurs de hockey ont intenté contre la Ligue canadienne de hockey (LCH), trois ligues de hockey junior majeur et les 74 entités représentant les 60 équipes composant ces ligues pour divers sévices subis sur une période de plus de 50 ans.
À la suite du refus de certifier, les demandeurs ont présenté une motion en vertu, entre autres, de l’article 7 de la Loi de 1992 sur les recours collectifs (la Loi), demandant au juge d’ordonner la continuation de l’instance sous une autre forme. Le juge a accepté et ordonné que le recours collectif proposé soit remplacé par au plus 60 recours joints avec option de participation (l’ordonnance rendue en vertu de l’article 7), chacun devant être mené par des demandeurs alléguant des sévices contre une équipe, sa ligue régionale et la LCH.
L’ordonnance rendue en vertu de l’article 7 n’a pas été appliquée. Les demandeurs l’ont portée en appel, de même que le refus de certifier. Les instances d’appel sont en cours, mais l’affaire Carcillo offre néanmoins un bon exemple pour les juges et les parties qui cherchent d’autres moyens de trancher des litiges en responsabilité délictuelle de masse lorsque ni le recours collectif ni le recours individuel ne conviennent.
Le refus de certifier et le prononcé de l’ordonnance rendue en vertu de l’article 7
En février 2023, le juge saisi de la motion en certification l’a rejetée, notamment en raison de l’absence de responsabilité collective des défenderesses : les joueurs ne peuvent pas présenter de demande contre les équipes et les ligues pour lesquelles ils n’ont pas joué. Le juge a par ailleurs conclu que les questions n’étaient pas suffisamment communes pour satisfaire aux critères de certification. Il s’exprime ainsi :
[TRADUCTION] le recours collectif proposé serait ingérable, et aucun plan de déroulement d’instance — certainement pas le plan générique des avocats du groupe — ne permettrait d’y remédier. Le tribunal aurait à gérer : a) les défenses individuelles de 78 défenderesses dans 13 territoires différents; b) des centaines de mises en cause visant les véritables responsables, ces pédophiles, sadiques et sociopathes qui ont, apparemment sans scrupules, torturé leurs coéquipiers; c) des cas de « sévices » qui impliquent une myriade d’offenses et de délits; d) des faits s’étalant sur plus de 50 ans; e) la question du droit à appliquer entre la common law, le droit civil et, possiblement, le droit américain; f) des moyens de défense fondés sur le délai de prescription, etc.
Selon le juge, la jonction des demandes qui concernent des expériences semblables dans une même équipe serait une avenue préférable pour assurer l’accès à la justice.
Depuis août 2023, le juge a présidé cinq audiences au sujet de la motion des demandeurs concernant l’ordonnance rendue en vertu de l’article 7. Les demandeurs ont d’abord proposé un processus de règlement de réclamations prévoyant le renvoi de réclamations à des arbitres non judiciaires dont la décision serait confirmée par un juge. Le juge a rejeté cette proposition, citant notamment la compétence limitée de la Cour pour ce qui est d’ordonner des « innovations procédurales ».
Le plan découlant de l’ordonnance rendue en vertu de l’article 7
Le juge a plutôt approuvé un processus sur mesure pour la transition du recours collectif vers un maximum de 60 recours joints avec option de participation, chacun visant une équipe, la ligue à laquelle elle appartient et la LCH. L’ordonnance rendue en vertu de l’article 7 prévoit aussi des dispositions sur le processus décisionnel applicable à ces recours, notamment dans un souci d’efficacité. Elle prévoit entre autres :
- la transmission d’un avis aux membres du groupe les informant du refus de certifier et de la possibilité de participer au recours s’appliquant à eux suivant la jonction (l’avis doit être transmis de façon directe, à l’aide des coordonnées dont disposent les défenderesses, et de façon indirecte, au moyen de publications sur le Web et les médias sociaux. De plus, les frais de cet avis incombent aux défenderesses);
- le processus que les demandeurs doivent suivre pour participer à un recours joint. Ils doivent notamment fournir l’information nécessaire aux avocats du groupe pour qu’ils les ajoutent au bon recours;
- des exigences pour le dépôt d’actes de procédure confidentiels, notamment celle de caviarder les renseignements nominatifs jusqu’à la clôture de la procédure écrite;
- l’obligation pour les demandeurs de proposer des offres de règlement spéciales;
- le processus de gestion des mises en cause;
- la gestion de l’instance par un seul juge pour tous les recours issus de la jonction;
- la considération du recours à des procès baromètres (bellwether).
Regard vers l’avenir
Comme nous l’avons mentionné, les demandeurs ont interjeté appel de l’ordonnance rendue en vertu de l’article 7. Reste que l’affaire Carcillo pourra servir de précédent aux tribunaux canadiens qui voudront mettre en place des processus similaires, même si on ne peut pas prédire s’ils rendront de telles ordonnances ou si les demandeurs en solliciteront. À ce jour, aucune autre décision se prévalant de l’article 7 de la Loi pour créer un processus semblable n’a été publiée. Dans le cas où les législateurs du Canada adopteraient un processus semblable à celui qui existe aux États-Unis pour les litiges multidistricts, et d’ici à ce qu’un tel processus soit en vigueur, l’ordonnance rendue en vertu de l’article 7 dans cette affaire peut servir de modèle pour la résolution de litiges en responsabilité délictuelle de masse lorsque ces litiges ne peuvent être certifiés à titre de recours collectif.
Bennett Jones représente les défenderesses.
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